Voilà un peu plus de six ans maintenant que l’évaluation de l’activité des forces de l’ordre se base sur les chiffres. L’obligation de résultats liée à chaque intervention induit une pression qui se répand comme une trainée de poudre sur l’ensemble de la hiérarchie, du Ministère jusqu’aux brigades, en prenant de l’ampleur au passage de chaque échelon. Impossible alors de déroger à la règle mathématique définissant si un officier est suffisamment rentable ou non. Les quotas sont instaurés, le procès verbal est légion. Naissent alors les vagues de répression, opérations « coup de poing » et autres « tolérance zéro » pour répondre aux exigences gouvernementales, et surtout en remplir les caisses. Récit d’un week-end de juin 2008 qui montre que la déferlante ne s’essouffle pas et que l’on n’est pas prêt d’en voir le bout…

Après quasiment deux mois de ciel breton, ce samedi 14 juin semblait décidé à redonner au Sud-Est le soleil qui fait sa réputation. Ca tombe bien, j’ai rendez-vous à 9h chez Chomat à Manosque pour la révision de titine. Quelque chose me dit que je ne vais pas être le seul à emmener ma moto se dégourdir les gommes.

Ca sent la journée motard à plein nez. A moitié réveillé, je fais quelques bornes sur l’autoroute, je réussi à ne pas manquer la sortie « Pertuis », qui se matérialise par une longue ligne droite en dévers… et là, qu’est-ce qu’on trouve tout en bas : deux gendarmes avec une paire de jumelles.

Autour d’eux, c’est désert, à part le panneau « 50 » qui les précède. Eh oui, forcément, passer de 130 km/h à 50 dans une ligne droite en descente, c’est pas évident. L’Alfa Roméo qui est devant moi n’y échappera pas. Du coup, je passe entre les gouttes : ouf ! En fin de matinée, je récupère ma belle toute pimpante et me voilà reparti dans le sens inverse.

Peu pressé, je rêvasse en admirant le paysage sur la longue et rectiligne D 4096, je passe le petit hameau de Corbières (700 habitants), je continue paisiblement quand tout à coup, d’un buisson sur le bas-côté, surgit un gardien de la paix. Il me demande mes papiers, j’en déduis alors que c’est un contrôle de routine. Mais non, très vite, je comprends qu’il veut que je le suive dans les bois, retrouver son acolyte, pour qu’il puisse alléger mon chéquier de quelques deniers et mon permis de plusieurs points. Intrigué et n’ayant absolument rien vu sur le bord de la route en venant, je me permets d’être curieux sur la position du radar : « A 2 km d’ici, en contrebas de la route ».

Abasourdi, j’ose la remarque : « Juste après Corbières ?!? C’est un endroit où il y a des accidents fréquents, ça ? ». Il me répond avec un calme blasé et déconcertant : « Non non, pas particulièrement, mais il y a du passage le week-end ».

Je ne me suis pas attardé, j’ai reconnu l’infraction et salué les deux policiers. Je n’ai pas eu le temps de ranger mes papiers qu’un autre motard se faisait épingler.

Et quand je suis reparti, c’était le tour d’un couple au volant d’une Citroën Berlingo… Quel rythme ! Je rentre donc gentiment, l’œil focalisé sur le compteur et le poignet rigide pour éviter toute imprudence.

Arrivé au niveau de l’embranchement de l’autoroute, je retrouve les mêmes gendarmes, qui regardent avec leur laser dans l’autre direction maintenant. Le lendemain, le hasard des fêtes paternelles dominicales a fait que je me suis retrouvé encore une fois à Manosque.

Décidemment. Pour en repartir, nous décidons de prendre cette bonne vieille D 4096. Au passage de Corbières, toujours ce petit village calme et paisible, les phares des voitures que l’on croisait se sont mis à scintiller comme des stroboscopes. Ca sentait le contrôle à plein nez.

La traversée du village se termine par une petite bute au milieu de rien. Enfin presque, puisque juste là, à côté du panneau de fin de limitation à 50 km/h, se trouve une jeune gardienne de la paix,

déguisée en radar automatique derrière sa paire de jumelle laser. A côté d’elle, ses collègues qui tentent de tuer le temps, en tirant à pile ou face le tour de celui qui dressera le prochain PV. Heureusement, la solidarité des usagers de la route a permis de limiter la casse, seuls les plus distraits se faisaient avoir. Un peu plus loin, c’est un camion de gendarmes que l’on croise.

Juste après le Pont-de-Mirabeau, ce seront trois gendarmes sur leur moto, prêts à partir à l’action. Et enfin, toujours au niveau de l’embranchement d’autoroute à Meyrargues, les policiers auront toujours leur laser fixé sur la sortie en dévers.

Si on fait le calcul, il y avait ce dimanche dans cette petite région tranquille des Alpes de Hautes Provence, à peu près autant de forces de l’ordre que si l’Al Qaida y avait annoncé l’atterrissage forcé d’un Boeing 757. Je ne pouvais m’empêcher de penser à tous ces policiers, placidement disposés derrière leurs jumelles. Ils avaient forcément signé pour autre chose.

Ils avaient du souhaiter servir leur pays et protéger les citoyens. Ils se lèvent maintenant le matin en sachant qu’il faut faire du chiffre, qu’il faut distribuer du PV coûte que coûte, qu’il faut être à l’affût du moindre écart et frapper sans arrière pensée, avoir la main lourde parce que ça rapporte, parce que son poste en dépend, parce que l’évaluation de la brigade est en jeu, parce qu’on ne se détourne pas des ordres.

N’y a-t-il pas mieux à faire que cette mobilisation dantesque focalisée sur les délits de manque d’attention ?

Quand on pense au nombre de personnes qui ont, sur ce week-end, étaient affectées au contrôle de la route, on se dit qu’ils auraient certainement étaient beaucoup plus utiles ailleurs.

Bien sur que la sécurité routière est importante, mais le matraquage excessif n’en sert en rien la cause. A ce propos, quand les radars automatiques ont été installés un peu partout, il y a eu en parallèle une diminution du nombre de morts sur la route et le gouvernement s’en est très vite appropriée la raison.

Au mois de mars dernier, alors qu’il n’y a jamais eu autant de radars sur le territoire dans l’histoire du pays, on note une augmentation de 7,5% de tués sur la route. D’autre part, si le nombre de mort tend à baisser depuis plusieurs années, le nombre de blessés graves ne suit pas.

Alors, jusqu’à quand va durer l’hypocrisie ? L’Etat policier, où la répression est le maître mot dans l’action menée par le gouvernement.

Le contrôle, absolu et systématique. Huxley et Orwell l’avaient imaginé, le petit Nicolas et ses acolytes l’ont mis en place. « On ne peut plus rouler », voilà ce que disent les motards blasés comme la plupart des usagers de la route. Et je crois que ce week-end m’a convaincu.

Voilà pourquoi j’ai décidé de mettre en vente mon CBR et d’arrêter la moto.

Tant pis pour les belles balades, rouler la peur au ventre vous enlève vite le goût de l’exercice.

Je suis lassé d’être pris de panique quand je vois quelque chose de bleu. Tout ceci ne rime plus à rien. Alors tant pis… Eh non, bien sur que non, je ne vais pas arrêter la moto. Comment le pourrais-je ? Oui, je vais continuer d’assouvir cette passion qui me dévore et qui m’enivre dès que je tiens un guidon entre mes mains.

Bien sur je vais continuer à user les gommes de mes pneus sur les routes sinueuses de ma région.

Plus de jamais, je veux ressentir l’adrénaline de la juste trajectoire, le plaisir d’une sortie avec ma douce, la joie des virées entre potes. Mais je ferais tout ça en développant discrètement une paranoïa psychotique rivée sur mon tachymètre, en regardant plutôt le bas-côté que le point de fuite, en ayant toujours peur qu’il soit là, partout, tout le temps. Puisque c’est dans l’air du temps…

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